Les vins d’Auteuil, de Chaillot et de Passy

Avouons-le tout de suite : si l’on trouve des traces, dans les archives, des vins de Chaillot et surtout d’Auteuil, on ne trouve pratiquement rien sur le vin de Passy ; ce qui laisse un large champ de recherche aux passionnés de l’histoire de notre arrondissement.

Après la victoire de Labienus sur Camulogène en 52 avant Jésus-Christ, les Parisii se soumettent à la Pax Romana. Nimio, une villa (en fait une modeste ferme) se crée au sommet de la colline de Chaillot, et sur son flanc Est, regardant vers le futur Paris, on défriche et on plante de la vigne. En effet si les Celtes connaissaient la vigne sauvage, dont ils appréciaient les baies, ils ignoraient l’art de la tailler et d’en tirer du vin, mais c’est seulement en 281 que Rome autorise la plantation de vignes à Lutèce qui devient vite la capitale du vin ; toutes les collines se couvrent de vignes dont on tire un vin blanc léger, de conservation difficile. La vigne aimant les pentes qui permettent un bon drainage, les habitants de Nimio descendent la colline en direction de Paris et surtout émigrent vers l’ouest où la forêt de Rouvray leur offre de grandes étendues.

La vigne demande beaucoup d’art et de travail pour faire un grand cru, mais sait aussi se contenter du sol qu’on lui offre surtout s’il est calcaire, ce qui est le cas de la colline de Chaillot. La viticulture devient la première occupation des habitants de nos contrées, d’autant plus que les abbayes médiévales, souvent propriétaires de nombreuses terres, y attachent beaucoup d’importance. En effet, le vin est nécessaire au culte et à l’alimentation des moines ainsi qu’à tous les hôtes que le monastère se doit d’accueillir : rois, seigneurs, pèlerins, etc., et pour certains il fallait servir les meilleurs vins. Posséder un vaste vignoble, dont on pouvait vendre le surplus de la consommation, représentait un grand avantage financier évitant d’avoir à acheter cet indispensable breuvage.

Dès l’an 800, le cartulaire du chapitre de Paris liste toutes les vignes qui fournissent les cures et les monastères. Elles couvrent déjà une large partie de l’Île-de-France, mais, en ce qui nous concerne, seul Auteuil est cité car fournisseur du chapitre de Paris. En 816, le concile d’Aix-la-Chapelle encourage les monastères à développer leurs vignobles ; c’est ce que font les abbés du Becq-Hellouin, propriétaires de la seigneurie d’Auteuil. L’importance de ces vignobles pèse dans la décision de l’abbaye Sainte-Geneviève d’échanger leurs terres de Vernon contre celles d’Auteuil en 1109.

Les Génovéfains (moines de Sainte-Geneviève) vont développer l’exploitation des vignes d’Auteuil. Il s’agissait du cépage formenteau ou fromenteau, genre de pinot gris, qui donnait du vin blanc, le seul apprécié en Île-de-France jusqu’au XVe siècle. Ce nom lui avait été donné parce que rappelant la couleur du froment. Les moines vont réussir à en faire un vin de qualité et à l’exporter. L’abbé Leboeuf dans son Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris mentionne :

« Il a été un tems que les vignes d’Auteuil étoient de quelque considération parmi celles d’autour de Paris. Les Chanoines de Sainte-Geneviève vendoient à des Évêques du vin qui en provenoit, comme ils firent à Pierre, Évêque de Roschild en Danemarc au XIIIe siècle. Des Chanoines de Notre-Dame de Paris, qui en possedoient dans ce même siècle et dans le précédent, en gratifioient leur Église, afin que du revenu il fût fait le jour de leur Anniversaire, après leur mort, un repas à quatre services. »

La viticulture d’Auteuil s’étendra dans la plaine jusqu’à Boulogne-Billancourt et sur les flancs du Mont Valérien. On cite en effet la présence de vignes à Menus-lez-Saint-Cloud qui est l’ancien nom de la paroisse de Boulogne. Mais la vigne s’étend partout et au XIVe siècle elle couvre, dit-on, les trois-quart des terres cultivées en Île-de-France, faisant de cette région le plus important vignoble de notre pays.

Au XVIe siècle, les vins de Bourgogne arrivent à Paris et la population découvre le vin rouge. Très vite les vignerons de l’Île-de-France comprennent cette nouvelle mode et remplacent leur cépage par du gamay qui permet, de plus, de pousser le rendement jusqu’à 150 hectolitres à l’hectare. Si cela se fait au détriment de la qualité, cela ne freine pas la commercialisation grâce à l’accroissement rapide de la population en Île-de-France.

Le vin de Chaillot a aussi ses amateurs. Les lettres du don de la seigneurie de Chaillot à Philippe de Commynes, en 1474, mentionnaient trois arpents de vigne en une pièce et le rouage des vins qui se baillent à ferme. En 1543, François Ier fit don aux habitants de Chaillot de la dépouille des vignes et terres du Parc de Boulogne pour une année seulement. Au XVe siècle, Normandie, Picardie et Artois viennent acheter des vins français, c’est-à-dire de l’Île-de-France. La proximité de la Seine pousse la ville de Rouen à privilégier les vins de Chaillot et de Saint-Cloud. Les vins de Chaillot sont en majeure partie consommés sur place. Hôteliers, taverniers, cabaretiers gagnent largement leur vie en réjouissant les gosiers des pauvres Parisiens qui doivent, sinon, payer un lourd octroi pour consommer du vin à l’intérieur de Paris.

Lors de la décision de Louis XIV, le 17 juillet 1659, d’ériger Chaillot en fauxbourg de Paris, il est précisé dans l’arrêt : « Étant certain qu’il se débitait dans ledit village plus de quatorze cent muids de vins… » soit, à raison de 265 litres environ pour le muid parisien, 3 710 hectolitres bus localement chaque année. Rappelons que ce même arrêt impose à six livres par muid le vin local à l’exception des Pères Minimes pour les vins de leur cru seulement, les Religieuses de Sainte-Marie pour quinze muids (environ 40 hl), le curé de Chaillot pour dix muids et maître Simon Lourdet, tapissier de la Savonnerie, pour douze muids.

On reparle du vin de Chaillot dans un arrêt du Conseil du Roi du 22 mai 1691 qui précise que si le vin de Chaillot, consommé sur place, ne paie que la moitié de l’octroi de Paris, ce vin doit toutefois supporter la taxe de trente sols par muid en faveur de l’Hôtel-Dieu et de l’Hôpital général de Paris afin de contribuer à l’entretien des pauvres, ainsi que le font les autres faubourgs.

Le total des taxes sur le vin était important et peut être comparé au prix de l’essence aujourd’hui. Ainsi le 14 juillet 1789 un serrurier de Chaillot, brisant à coups de marteau les corniches du bureau de la recette de la barrière de Neuilly (porte Maillot), s’écriait : « Enfin, nous allons boire du vin à trois sous ; il y a assez longtemps que nous le payons douze sous. », ainsi que le rapporte le 21e témoin de la Commission chargée d’instruire le procès des incendiaires des barrières de Paris (rapport du 30 juin 1790). L’importance des taxes explique pourquoi les Chaillotins de jadis faisaient de la contrebande, passant la nuit des tonneaux entre Chaillot et Paris. L’établissement de la barrière des Fermiers généraux, à partir de 1784, les força à creuser un souterrain sous cette barrière, mais, hélas pour eux, ce dernier fut bientôt découvert mettant fin au trafic.

Quant au vin de Passy, on n’en parle pas. Il y avait des vignes, pour preuve on rapporte qu’une certaine Simonette la Fournière fut condamnée au pilori, en 1391, pour avoir cueilli du raisin dans des vignes ne lui appartenant pas ; d’autre part, l’abbé Leboeuf, cité plus haut, rapporte que Mathieu Macheco, seigneur de Passy vers 1512-1515, a arrenté des terres pour être mises en vigne, à la charge que le vin fut pressuré au pressoir banal ; donc il y avait bien du vin à Passy.  En fait le vin de Passy était consommé par les frères Minimes (les Bonshommes de Nigeon) et par les Parisiens qui possédaient des maisons de campagne à Passy, le reste servait à étancher la soif de ceux qui venaient, hors les murs et à proximité immédiate, profiter des bienfaits du petit vin clairet que proposaient les guinguettes et autres cabarets. « Passy n’a d’autre commerce que celui de la bouche » déclaraient, en 1789, les cabaretiers dans un mémoire où ils se plaignaient du pillage de leurs caves, le 5 octobre, par les femmes qui allaient chercher la famille royale à Versailles (Archives Nationales G² 197) Le vin de Passy n’est pas resté dans les mémoires des gourmets, il était tout juste dans la moyenne de ceux de l’Île-de-France dont on disait en 1588 : « En ce climat de France, la plupart des vins ont atteint leur bonté et perfection dans trois ou quatre mois, ou pour le plus tard dans leur première année. »

L’arrivée des maladies de la vigne (oïdium et mildiou) au début du XIXe siècle, et la décision de Charles X, en 1824, de lotir l’Ouest parisien auront raison de nos vignes. Aujourd’hui, dans le XVIe arrondissement, il ne reste plus que deux rangs de vigne dans les jardins du Trocadéro, plantés à la demande de Monsieur Taittinger pour rappeler les vignes des Bonshommes, et quelques dizaines de pieds installés dans les jardins de la mairie par la Seigneurie vineuse d’Auteuil, Chaillot, Passy. Il y a aussi quelques treilles privées sur des balcons, notamment rue Debrousse, et la vigne privée de Paris-Bagatelle, boulevard Richard-Wallace. Enfin rappelons que le Musée du Vin, rue des Eaux, est installé dans les anciennes caves de la Tour Eiffel qui avaient repris les celliers des Bonshommes de Nigeon.

Hubert DEMORY

Article publié dans le Bulletin de la Société Historique d’Auteuil et de Passy, tome XX, n° 157, page 22.