L’attentat contre Clemenceau

Photo et plan datant du 19 ou du 20 février 1919 sur la tentative d’attentat contre George Clemenceau rue Franklin.

Chaque matin, vers huit heures trente, une limousine vient prendre Georges Clemenceau, Président du Conseil depuis 1917, à son domicile, 8 rue Franklin, pour le conduire au ministère de la Guerre.

Ce mercredi 19 février 1919, comme d’habitude, la limousine descend la rue Franklin et aborde doucement le petit carrefour de Passy, appelé aujourd’hui place du Costa Rica et qui était jadis la porte d’entrée du couvent de frères minimes surnommés les Bonshommes de Passy. Il faut ralentir car une station de tramway gène pour tourner et prendre le boulevard Delessert. Emile Cottin le sait, il a repéré les lieux les jours précédents, et il est là portant un chapeau mou et un imperméable jaune. Tout se déroule très vite. Albéric Cahuet, dans L’Illustration du 22 février, raconte :

« Un coup de feu retentit. L’homme courait, tendant le bras vers la limousine qui accélérait sa marche. On a photographié l’auto et compté les balles. Neuf avaient porté, les deux premières pénétrant par les glaces de la voiture, sept autres – dont l’une blessait le Président du Conseil – pénétrant par la partie arrière de la carrosserie. Une dixième, dans la rue, traversait la joue d’un agent. Le chauffeur militaire était légèrement blessé à l’oeil par un éclat de verre. »

Le planton Decaudin, qui est près du chauffeur Brabant, fait accélérer la voiture et ramène Clemenceau à son domicile, tandis que la foule se précipite sur l’homme qui a osé attenter à la vie de celui qu’on surnomma « le Père la Victoire ». Les forces de l’ordre ont le plus grand mal à contenir cette foule, qui veut exécuter Cottin sur place, et parviennent à l’emmener vivant au commissariat.

« Il avait dans ses poches, avec une brochure libertaire, un browning, un chargeur, des cartouches, tout ce qu’il fallait pour placer encore 23 balles si on ne l’avait pas arrêté en chemin. »

Bientôt le médecin major Laubry, appelé au chevet de Clemenceau, arrive et constate que ce dernier a été atteint par trois balles dont l’une a « pénétré un peu de biais dans la région scapulaire droite [c'est à dire derrière l'omoplate], le trou d’entrée étant situé à proximité de la colonne vertébrale. »

- Ce n’est rien, dit le Tigre, en regardant son pardessus troué.

Et il ajoute, à l’intention du père jésuite du collège voisin, accouru pour lui offrir ses services :

- Merci, mon père, mais je ne crois pas avoir besoin de vous cette fois encore.

Interrompons un instant ce récit pour conter une anecdote montrant combien le président du parti Radical entretenait de bonnes relations avec ses voisins les jésuites. Clemenceau n’était pas installé rue Franklin depuis un an que le père supérieur lui envoya une lettre dans laquelle il expliquait qu’un arbre mort, du jardin de Clemenceau, faisait de l’ombre dans la cour de récréation du collège. Aussitôt Clemenceau fit abattre l’arbre. Le père supérieur lui écrivit un mot de remerciement pour lui avoir « redonné la lumière ». Clemenceau, qui était un fin humoriste, répondit qu’il était heureux d’avoir ainsi ouvert le ciel aux jésuites, à quoi le père répondit « Puissiez-vous en nous ouvrant le ciel, vous être ouvert le Paradis ».

Reprenons notre récit. Dans l’après-midi de ce mercredi, le Président de la République, Raymond Poincaré, vient personnellement prendre des nouvelles  de Clemenceau, rue Franklin. Dans la soirée, un bulletin médical rassure la foule, massée devant son domicile, dont l’émotion était extrême. Le lendemain, Clemenceau passe un examen radiographique : la balle a atteint le poumon et est restée dans la région médiostinale, tout près du coeur, à quatre centimètres de la colonne vertébrale. Il refuse de se la laisser extraire :

- Puis-je vivre avec elle ?

- Pourquoi pas ? répond Laubry, son médecin.

- Alors, nous tâcherons de faire bon ménage.

Le 14 mars 1919, Emile Cottin, dit Milou, comparait devant le 3° Conseil de guerre, présidé par le colonel Hyvert. Il n’est pas de la famille de Jean Cottin, le faux prophète qui fut brûlé vif le 27 mars 1559 sur la place du Marché-aux-Veaux de Rouen, à l’emplacement même où Jeanne d’Arc avait péri du même supplice. Louis Emile Cottin est né le 14 mars 1896 à Creil, a été élevé à Compiègne, dans une famille d’ouvriers, devient menuisier ébéniste et « lit Zola » dira-t-on à son procès. En fait, dès 1915, il rejoint les anarchistes Emile Armand, Pierre Chardon, Sébastien Faure, Louis Lecoin et l’espagnol Buenaventura Durruti. En mai 1918, il voit les gardes municipaux charger et tirer sur les grévistes des usines de guerre ; c’est pour lui un crime de lèse-anarchie ! Dans les réunions qu’il fréquente il entend crier « A bas Clemenceau, le briseur de grèves » et décide, tout simplement, de le supprimer. Plus tard, il repère les lieux et les habitudes puis passe à l’acte, et c’est sans regret qu’il avoue au tribunal :

- Si j’avais pu échapper, j’aurais consulté mon parti pour savoir si je dois recommencer.

Et pour justifier son geste, il déclare :

« Je ne comprends pas la société actuelle… Elle est autoritaire et n’engendre qu’une foule de malheurs. Cette autorité a toujours été un épouvantail entre les mains des gouvernants au détriment de la masse. Je tiens tous les gouvernements responsables de toutes les guerres ayant eu pour résultat le meurtre de millions d’individus. »

Dans son vigoureux réquisitoire, le lieutenant Mornet traduit l’émotion générale :

« Ce n’est pas seulement M. Clemenceau que l’anarchiste avait visé, c’était la France ! »

Malgré la défense présentée par maître Oscar Bloch, Emile Cottin est condamné à mort. Le journal Le Libertaire commence aussitôt une campagne sur le thème : « L’assassin de Jaurès : acquitté. Cottin, qui n’a pas tué : condamné à mort. » et obtient que la peine soit commuée à dix ans de réclusion. Libéré en 1924, il est astreint à résidence dans l’Oise mais continue à voyager ce qui lui vaut d’être arrêté à Lyon en 1930 et condamné à trois mois de prison. En septembre 1936, il rejoint en Espagne son ami Durruti et est tué à Saragosse le 8 octobre suivant.

Quant à Clemenceau, juste après l’attentat, il est furieux à cause du retard que cela pourrait entraîner pour la Conférence de la Paix, qui aura lieu à Versailles le 28 juin 1919 dans la galerie des Glaces. Dès le lendemain de l’attentat, le jeudi 20 février, il s’installe dans son célèbre fauteuil et se remet au travail : prend connaissance des dépêches essentielles, signe les actes du gouvernement, reçoit ministres et maréchaux.

Enfin le mercredi 26 février, une semaine plus tard, il sort se promener dans le parc de Versailles avec le docteur Laubry. Quelques jours après il reprend sa vie quotidienne, exactement comme si rien ne s’était passé. Léon Treich raconte dans son livre sur Clemenceau que « le jour où, pour la première fois depuis l’attentat, il revint au Sénat, il tomba sur M. Doumergue, qui n’était encore que sénateur du Gard. M. Doumergue le félicita chaleureusement ; le Tigre sourit, puis entrant son index dans le ventre du futur Président de la République qui est, comme on sait, assez bedonnant :

- Si j’avais eu votre embonpoint, j’étais fichu !

M. Doumergue répondit du tac au tac :

- Cela vous viendra en vieillissant. »

Clemenceau apprécia : il avait 77 ans !

Battu par Deschanel à l’élection présidentielle de 1820, à cause de son intransigeance et de son anticléricalisme, Clemenceau quitte la politique et dira à Winston Churchill :

- Faire de la politique, ah ! non. Je suis maintenant installé au fauteuil de balcon d’où je regarde passer mon enterrement.

Le jeudi 21 novembre 1929, un nouveau bruit court à Paris : Clemenceau est mort ! En fait son agonie commence et il s’éteindra le 24 novembre à une heure quarante-cinq du matin dans son domicile de la rue Franklin qu’il occupait depuis 1895. Ses dernières volontés, il les avait souvent exprimées :

« Je n’aurai pas d’obsèques bien entendu. Vous ne voyez pas Millerand avec sa Ligue, Poincaré avec sa serviette, en rang d’oignons derrière mon cercueil ? Je serais capable de revenir à moi. Pas de prêtre, surtout. Défense à tout curé d’approcher. Barrage à 300 mètres… Au large ! Et pas de femmes qui pleurent. La Paix ! … Et pas d’hommes non plus ! Je veux être enterré au Colombier à côté de mon père. Mon corps sera conduit de la maison mortuaire au lieu d’inhumation sans aucun cortège. Ni manifestation, ni invitation, ni cérémonie. »

Hubert DEMORY