L’origine du « devin du village », par Jean-Jacques Rousseau (1752)JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1712-1778)

L’ORIGINE DU « DEVIN DU VILLAGE » (1752)

Il y avait longtemps qu’il (son ami Mussard) prétendait que, pour mon état, les eaux de Passy me seraient salutaires, et qu’il m’exhortait à les venir prendre chez lui. Pour me tirer un peu de l’urbaine cohue, je me rendis à la fin, et je fus passer à Passy huit à dix jours, qui me firent plus de bien parce que j’étais à la campagne que parce que j’y prenais les eaux. Mussard jouait du violoncelle et aimait passionnément la musique italienne. Un soir, nous en parlâmes beaucoup avant de nous coucher, et surtout des opere buffe que nous avions vus l’un et l’autre en Italie, et dont nous étions tous deux transportés. La nuit, ne dormant pas, j’allais rêver comment on pourrait faire pour donner en France l’idée d’un drame de ce genre. Le matin, en me promenant et prenant les eaux, je fis quelques manières de vers très à la hâte, et j’y adaptai des chants qui me revinrent en les faisant. Je barbouillai le tout dans une espèce de salon voûté qui était au haut du jardin ; et au thé je ne pus m’empêcher de montrer ces vers à Mussard et à mademoiselle Duvernois, sa gouvernante, qui était en vérité une très bonne et aimable fille. Les trois morceaux que j’avais esquissés étaient le premier monologue, J’ai perdu mon serviteur ; l’air du Devin, L’amour croît s’il s’inquiète ; et le dernier duo, A jamais, Colin, je t’engage, etc. J’imaginais si peu que cela valut la peine d’être suivi, que, sans les applaudissements et les encouragements de l’un et de l’autre, j’allais jeter au feu mes chiffons et n’y plus penser, comme j’ai fait tant de fois pour des choses du moins aussi bonnes ; mais ils m’excitèrent si bien qu’en six jours mon drame fut écrit, à quelques vers près, et toute ma musique esquissée, tellement que je n’eus plus à faire à Paris qu’un peu de récitatif et tout le remplissage ; et j’achevai le tout avec une telle rapidité, qu’en trois semaines mes scènes furent mises au net et en état d’être représentées.

Les Confessions (rédigées de 1765 à 1770, publiées en 1782 et 1789)